Il y a la ville, Pokhara (पोखरा), son agitation et ses touristes, ses devantures colorées, ses vaches et ses paysans, pêcheurs et artisans, ses restaurants, ses taxis et ses arbres peints; il y a aussi le reflet de cette ville, terrifiant et fascinant, inconnu et pourtant familier, un monde obscur peuplé de vies aux histoires surprenantes, mystérieuses. Pokhara est une de ces d'îles où ces ombres apparaissent sans trop se cacher, c'est une sorte de passage, le miroir d'Alice, vers un monde de peters pan un peu fous, vers la cours des miracles, le reflet de la ville, ou plutôt ce qu'on croit en être le reflet: un endroit qui semble chimérique, irréel, qui disparaîtraît dans l'onde si on le frolaît du doigt, mais qui en fait est bien là, partie immergée d'un iceberg de vie qui se confond avec son propre reflet pour se cacher dans le miroir sans teint du lac. Au fil de mes explorations et rencontres, j'entrevois quelques unes des ombres qui peuplent ce lac, on pourrait croire des fantômes tout droit sortis de romans policier, de contes de fées, de cauchemards d'enfants et de journaux à sensations; ils vivent dans la pénombre de leurs arrière-boutiques, les ruelles poussièreuses et les bars enfumés; ils mentent en murmurant ou crient avec une sincérité crue, ils puent l'alcool et leur ventre crient famine, ils jouent avec de l'argent et font jouer du Simon and garfunkel ou du Jacques Brel dans les bars, ils sont fous, rieurs et immodérés, mélancoliques ou baroudeurs, ce sont des passionnés, des rêveurs ou des opportunistes, ils se désintéressent de la politique tant que les politiques et les lois les ignorent ou les laissent poursuivre leurs activités en paix, ils ont des regards de mafieux ou d'enfants, on en voient avec une guitare à la main, on en imagine d'autres avec une arme dans la poche ou des liasses de billets dans les chaussettes, ils mendient, ils trichent aux cartes ou roulent dans des voitures rutillantes, ce sont des cigales, des chanteurs de rue, des hollandais volants, des mitomanes, des bossus, des lunatiques, des trafficants, des âmes damnées, des professeurs de yoga, des magiciens mayas, des marginaux, des politiciens, des prêtres boudhistes alcooliques, des pêcheurs à la ligne ou des coureurs cyclistes paresseux.
Ainsi, dans cette ville où se mélangent toutes sortent de gens, et peu de lois ou d'organisation, ces ombres peuvent sortir sans peur la tête de l'eau, de l'autre côté du miroir, pour tisser leurs toiles un peu plus loin, y inviter (ou attraper?) de nouvelles voix, ou parfois simplement raconter leur histoire - que j'écoute alors avec intérêt... Ca peut donner ca, par un jeudi ensoleillé:
Assise à la table d'un restaurant, une népalaise, la vingtaine, explique qu'elle fume seulement dans sa chambre, seule; elle travaille dans une agence de paragliding, mais elle n'aime pas ca, elle a le vertige de toute facon; elle écoute d'une oreille peu attentive un hollandais tatoué et rasé, la quarantaine, en me faisant un clin d'oeil alors que ce dernier la drague ouvertement, lui propose de se marier, rit beaucoup, boit encore plus, et entre deux cigarettes, dit: (En parlant a la népalaise) "Je lève la tête, je vois le soleil, le regarde devant moi, je te vois, je vois le soleil. Je regarde à ma gauche, je vois ma mère (il parle maintenant à une vieille femme hollandaise elle aussi, qu'il a rencontré je ne sais où, mais qui n'est évidement nullement sa mère). Je regarde à ma droite, je vois Ben Laden (Il me parle, et parle de moi, obviously - j'impute ca à ma barbe)." Il continue de parler, il raconte à la népalaise quíl a tuer un homme. Ou au moins envoyé à l'hopital. Il m'explique qu'il est marié avec une hollandaise, tres belle précise-t'il, il vit au Laos, il travaille 6 mois par ans, puis prend 6 mois de vacances, il est lassé par ce mariage, déjà 4 ans!, il n'a pas d'enfant car il a fait avorter sa femme par un simple coup de fil à l'hopital où elle était, j'espère que j'ai mal compris ce passage, ce serait vraiment atroce.
La vieille femme fume avec classe, et bat un jeu de cartes à la facon d'une diseuse de bonne aventure, ou plutôt de mauvaise, elle parle de la soirée privée où elle était la veille, quelqu'un y est mort d'ailleurs, elle raconte ca d'une voix tranquille, ce sont des choses qui arrivent, il n'y avait pas de médecin de garde à l'hopital, alors cet homme n'a pas survécu à son infractus, c'est dommage, la soirée a dû prendre fin, c'était une bonne soirée pourtant. Elle continue à battre les cartes, des ses mains ridées, des mains de nécromancienne, puis distribue finalement les cartes tandis que ces bracelets ságitent mollement à ses poignets. Les mains du hollandais sont recouvertes de tatouages, il en a du bout des doigts jusqu'à la base du coup, je peux voir un petit boudha ventriloquant qui dépasse de son col de chemise. Sur ses deux mains, seul un tatouage est ecris assez gros pour être lisible : Fear makes Hate. Les deux personnages commencent à jouer aux cartes, ils jouent avec de l'argent, des sommes ridicules, ils conversent en hollandais en meme temps mais c'est principalement lui qui parle, elle ne fait qu'acquiesser à ce qu'il dit en restant concentrée sur le jeu (et gagnant presque à chaque fois), je peux comprendre quelques mots qui viennent de l'anglais ou de l'allemand, il parle d'un bar de pokhara, il parle de sexe, de maoistes, de sa 'fraue', il parle de ses cicatrices, il parle de sa mère, puis demande à un serveur de faire jouer Macy Gray, une chanteuse noire-americaine. Le cd de Simon and Garfunkel vient de se terminer. Le chien du restaurant vient voir ce que jái dans les mains - un stylot - , puis repart, il a un drôle de cadenas accroché à son collier. La népalaise montre une femme qui marche dans la rue: C'est une allemande, dit-elle, elle est alcoolique, autrefois elle traînait avec des jeunes garcons népalais. La partie de cartes est finie, la femme hollandaise retourne à son journal, un journal népalais rédigé en anglais. Sur la moitié de la page, on peut lire une annonce "Why not to quit your drinking habits?". Une autre femme qui était assise à une table voisine se lêve en rouspetant après la musique, ca fait rire le gars, qui ajoute: "C'est une suisse. Les suisses, ils sont bons pour jouer avec l'argent, mais pour le reste, ils sont noir et blanc. Ils me font bien rire." Il garde depuis ce matin le même sourire, un sourire semblable à celui des paresseux, le sourire de quelqu'un qui est content de lui même et du temps qui passe. Qui passe différement pour chacun d'entre nous d'ailleurs: impossible de s'accorder sur l'heure, ma montre gagne deux heures de retard tous les jours, la necromancienne n'a pas l'heure, les nepalais du restaurant ne sont pas sûr, finalement c'est le hollandais tatoué qui a raison, il est déjà 14 h 30, je dois partir.
Un vendredi matin, ca peut donner ca: Une moto fait grincer ses freins à coté de moi, alors que je regardais un panneau de restaurant écris en francais, ou presque, enfin suffisament proche du francais pour me faire comprendre qu'ici, ils mettent de la vinaigrette avec la salade et que les crepes sont tres fines. Le motard enleve son casque, entame la conversation, il est aimable, vient d'inde, parle un peu francais, et me propose de venir prendre un thé, c'est normal ici, ca arrive toutes les 5 minutes de se faire offrir un thé. J'accepte bien entendu, je monte derriere lui sur la moto. Il roule heureusement doucement, ce qui est rare ici, mais sort de la route principale pour prendre des petits sentiers sinueux, pour arriver 10 minutes plus tard à un endroit qui en fait était à 5 minutes à pieds, et juste à côté de mon hotel. Esperait-il que je serai perdu? Il m'invite a entrer dans une bijouterie, entame une conversation inintéressante, puis part chercher des thés au moment où apparait un autre jeune homme, indien lui aussi, quíl me presente comme son patron. Celui ci commence a m'entretenir de sujets divers: le racisme des népalais envers les indiens, qui tiennent vraissemblablement plus la moitié des commerces de la ville; la politique, il veut connaître mon avis sur la politique népalaise, je donne quelques réponses bon-marché, ce sujet est dangereux, je détourne vite la conversation vers son business, c'est d'ailleurs sans doute ce qu'il attendait, il commence immédiatement à en parler, il a des boutiques au Japon, en Allemagne, en Taïllande... la liste s'étire, moi aussi, je commence à me lasser de son flot continue de paroles. Puis il me parle des taxes sur l'exportation des bijoux, imposées par le gouvernement indien, et celle imposée par le gouvernement népalais. C'est plus facile d'exporter depuis le Népal, mais pas encore assez facile... Je devine où il veut en venir avec cette histoire de taxes, je suis naïf, mais mon guide du Nepal m'avait prévenu. Le voilà donc en train de m'expliquer qu'il fait donc profiter et participer les touristes à son busines. Car les touristes ne payent pas de taxes à la frontière pour les bijoux qu'ils ont achetés. Ca lui permet d'en exporter gratuitement, moins la commission qu'il offre au touriste lorsque celui-ci délivrera le bijou à destination... commission qu'il va bientôt me promettre si je ne lui dit pas tout de suite que ca ne m'interresse pas, me dis-je. Je ne lui laisse donc pas le temps de finir. Il me dit très aimablement qu'il comprend, me dit au revoir, et disparaît aussitôt. (Cette soi-disant méthode d'exportation est réputée pour être une de leur meilleure arnaque, le touriste en question se retrouvant avec un bijou quíl a payé 10,000 dollars dans les poches, et personne pour le lui racheter.)